Etudes critiques

Sofija Perovic
Faculté de Philologie, Université de Belgrade, Serbie

 

       L’ESPACE THEATRAL DANS HUIS CLOS DE JEAN-PAUL SARTRE
                 ET DANS  LE VISITEUR D’ERIC-EMMANUEL SCHMITT

     Sartre et Schmitt sont les deux grands auteurs du théâtre philosophique qui s'intéressent aux sujets liés à la condition humaine - la liberté, la responsabilité, l'existence divine etc. Dans ses œuvres - Huis clos de Sartre et Le Visiteur de Schmitt,  l'espace joue un rôle important et actif. C'est de l'espace fermé que le conflit tragique surgit. C'est l'espace qui oblige les personnages à réagir et à raconter leurs histoires. Les deux auteurs nous introduisent dans les espaces internes et intimes de ses personnages, en nous montrant que l'espace théâtral n'est pas uniquement ce que nous voyons sur la scène et que nous pouvons découvrir dans les pièces théâtrales aussi, ce que Bachelard appelle "immensité intime".

 

     I. Le théâtre existentialiste de Jean-Paul Sartre et d’Eric-Emmanuel Schmitt


     Jean-Paul Sartre et Eric-Emmanuel Schmitt sont les deux grands philosophes de leurs  époques qui ont trouvé le théâtre comme un moyen excellent pour exprimer leurs pensées et leurs idées philosophiques, leurs doutes et croyances (en homme et en Dieu). Le théâtre de Sartre apparaît comme la partie de son oeuvre la plus facile d'accès. On y retrouve la quasi totalité des thèmes relatifs à sa pensée. Par opposition à la tragédie, Sartre a lui-même défini le "théâtre de situations" comme seul possible à son époque :

 «S’il est vrai que l’homme est libre dans une situation donnée et qu'il se choisit libre dans une situation donnée et qu'il se choisit lui-même dans et par cette situation, alors il faut montrer au théâtre des situations simples et humaines. Ce que le théâtre peut montrer de plus émouvant est le moment du choix, de la libre décision qui engage toute une vie. Et comme il n'y a de théâtre que si  on réalise l'unité de tous les spectateurs, il faut des situations si générales qu'elles soient communes à tous. Il me semble que la tâche du dramaturge est de choisir parmi ces situations limites celle qui exprime le mieux ses soucis et de la présenter au public comme la question qui se pose à certaines libertés. » 

     Quant à Schmitt, le théâtre s’impose comme un des thèmes les plus prépondérants de sa pensée.
 « La philosophie prétend expliquer le monde, le théâtre le représenter. Mêlant les deux, j’essaie de réfléchir dramatiquement la condition humaine, d’y déposer l’intimité de mes interrogations, d’y exprimer mon désarroi comme mon espérance, avec l’humour et la légèreté qui tiennent aux paradoxes de notre destinée.»

     Les deux auteurs ont essayé de traiter la condition humaine dans leurs œuvres théâtrales respectives, mais de deux positions assez différentes : Sartre comme le plus grand existentialiste et Schmitt avec sa philosophie qui traite les mêmes sujets et questions, mais d’un point de vue qui se rapproche à l’existentialisme chrétien, au moins un existentialisme qui n’exclut point l’existence divine, mais qui la remet en question.
      Dans les deux pièces sélectionnées : Huis clos et Le visiteur, on peut noter clairement cette ressemblance entre les deux auteurs. Dans une interview Schmitt parle de son existentialisme par rapport à l’existentialisme sartrien :
« Je suis un existentialiste du côté de Pascal plus que de Sartre. Là où Sartre voit de l'absurde, de l'insignifiant, moi je vois du mystère, un sens qui m'échappe. Penser que si l'on ne saisit pas le monde dans son intelligibilité, c'est à cause des limites de notre esprit et non des limites du monde. Kierkegaard ou Pascal disent que si je ne saisis pas le monde dans sa totalité signifiante, c'est parce que je suis limité. Il y a une humilité, une sagesse, alors qu'il y a peu d'humilité sartrienne. Il a échoué à faire sa morale. Mais ce n'est pas une critique. C'est l'un des philosophes que j'admire le plus. Contrairement à Sartre qui est un existentialiste athée, je suis un existentialiste croyant. »

     Les deux philosophes posent les questions de la liberté et da la responsabilité d’un homme libre, mais Sartre considère que l’homme est libre puisque le Dieu n’existe pas, et Schmitt pense que c’est le Dieu qui a créé l’homme libre, ou au moins il laisse cette question ouverte.

 

     II. L’espace fermé – l’espace infernal
 
     Il faut d’abord dire quelques mots sur l’espace théâtral. Si étymologiquement le théâtre (en grec « theatron ») est le « lieu d'où l'on voit », selon Anne Ubersfeld, l’auteur de L’Espace théâtral (1980) et Lire le théâtre (1977), « l'espace théâtral ne se laisse pas circonscrire à la scène : il la déborde et l'ouvre en incluant la sphère du public, il est concret et délimité ; double avec la coprésence simultanée des acteurs et des spectateurs [...] ». 
Dans le théâtre on peut généralement distinguer trois types d’espace :
  - L’espace référentiel, à savoir le lieu fixé par l’auteur et que la scène doit représenter, grâce aux décors. Les deux auteurs nous ont laissé des traces assez claires comment il faut que la scène soit rangée. Dans Huis clos il s’agit d’un « salon style Second Empire. Un bronze sur la cheminée. »  Cette didascalie courte mais précise représente le décor que Sartre a proposé pour son enfer exceptionnel, un enfer interne qui n’est pas représenté ni par le gril ni par le bûcher, mais par ce que les gens emportent en eux et par les autres.

GARCIN « Le bronze… (Il le caresse.) Eh bien, voici le moment. Le bronze est là, je le contemple et je comprends que je suis en enfer. (…) (Il rit.) Alors, c’est ça l’enfer. Je n’aurais jamais cru… Vous vous rappelez : le soufre, le bûcher, le gril… Ah ! quelle plaisanterie. Pas besoin de gril : l’enfer, c’est les Autres. » 

     Contrairement aux représentations communes, il n'est donc pas nécessaire de descendre sous terre pour se trouver en enfer. Toute la cruauté des enfers peut s'éprouver dans les salons les plus cossus et en compagnie d'individus en apparence tout à fait fréquentables. Nul besoin de grils, de pals ni de fouets, il suffit d'être trois et suffisamment mal assortis pour que se déchaîne un tourbillon passionnel - infernal. Comme cet enfer n’est pas un espace externe, si non interne, et les personnages de cette pièce ne peuvent pas l’enfuir, personne ne sort quand la porte s’ouvre. C’est le paradoxe de cet espace fermé dans lequel les trois protagonistes sont emprisonnés.
GARCIN « Ouvrez ! Ouvrez donc ! J’accepte tout : les brodequins, les tenailles, le plomb fondu, les pincettes, le garrot, tout ce qui brûle, tout ce qui déchire, je veux souffrir pour de bon. Plutôt cent morsures, plutôt le fouet, le vitriol, que cette souffrance de tête, ce fantôme de souffrance, qui frôle, qui caresse et qui ne fait jamais assez mal. (Il saisit le bouton de la porte et le secoue.) Ouvrirez-vous ? (La porte s’ouvre brusquement, et il manque de tomber.) Ha !
Un long silence.
INES « Eh bien, Garcin ? Allez-vous-en.
GARCIN, lentement. « Je me demande pourquoi cette porte ouverte.
INES « Qu’est-ce que vous attendez ? Allez, allez vite ! »
GARCIN « Je ne m’en irai pas. »
INES « Et toi, Estelle ? (Estelle ne bouge pas ; Inès éclate de rire.) Alors ? Lequel des trois ? La voie est libre, qui nous retient ? Ha ! c’est à mourir de rire ! Nous sommes inséparables. »
[…]
INES « Bon, eh bien, fermez la porte. Il fait dix fois plus chaud depuis qu’elle est ouverte. (Garcin va vers la porte et la ferme.)

     Dans Le Visiteur, on a de nouveau un salon, une pièce fermée, qui ne représente pas directement un enfer mais quand on analyse les événements qui s’y déroulent on peut même dire qu’il s’agit d’une sorte d’enfer pour les personnages qui sont enfermés là-dedans, en particulier pour le protagoniste, docteur Freud.

     « La scène représente le cabinet du docteur Freud, au 19 Bergasse, à Vienne. C’est un salon austère aux murs lambrissés de bois sombre, aux bronzes rutilants, aux lourds doubles rideaux. Deux meubles organisent la pièce : le divan et le bureau. Cependant, délaissant cet extrême réalisme, le décor s’évanouit à son sommet ; au-delà des rayons de la bibliothèque, il s’élève en un magnifique ciel étoilé soutenu, de-ci de-là, par les ombres des principaux bâtiments de la ville de Vienne. C’est un cabinet de savant ouvert sur l’infini. »

     Au début du Visiteur, Schmitt nous donne des références exactes sur l’espace théâtral, à savoir sur le décor de la scène. Il s’agit d’un salon toute à fait réaliste, mais un tout petit détail nous introduit dans l’espace mystique et c’est ce « ciel étoilé » auquel docteur Freud va bientôt se référer en disant « Le ciel est un toit vide sur la souffrance des hommes… »
     Comme Bachelard écrit dans sa Poétique de l’espace « On lit une maison, on lit une chambre, puisque chambre et maison sont les diagrammes de psychologie qui guident les écrivains et les poètes dans l’analyse de l’intimité. » 
     Dans la didascalie du Visiteur c’est l’auteur même qui nous suggère cette analyse de « l’immensité intime » en écrivant « c’est un cabinet de savant ouvert sur l’infini. » Par rapport cet espace infini interne et intime qui correspond à l’Univers, Bachelard, dans le chapitre L’Immensité intime de La poétique de l’espace, évoque les souvenirs et les lie avec les immensités en se demandant s’ils sont vraiment des souvenirs ou l’imagination.
« Par le simple souvenir, loin des immensités de la mer et de la plaine, nous pouvons, dans la méditation, renouveler en nous-mêmes les résonances de cette contemplation de la grandeur. Mais s’agit-il vraiment alors d’un souvenir ? L’imagination, à elle seule, ne peut-elle pas  grandir sans limite les images de l’immensité ? L’imagination n’est-elle pas déjà active dès la première contemplation ? En fait, la rêverie est un état entièrement constitué dès l’instant initial. On ne la voit guère commencer et cependant elle commence toujours de la même manière. Elle fuit l’objet proche et tout de suite elle est loin, ailleurs, dans l’espace de l’ailleurs. »

     Dans un monologue de l’Inconnu qui à la fin se transforme dans une sorte de dialogue entre l’Inconnu et docteur Freud qui partagent la même histoire, on se sent plongé dans cet espace demi imaginaire, contemplatif et demi rappelé ; l’espace d’un souvenir d’un garçon de cinq ans qui s’est trouvé fermé dans un espace qui lui paraissait énorme et à cause de cet espace il avait pris la conscience de son existence - une histoire qui peut sans trop difficultés être une histoire universelle d’un enfant découvrant sa propre existence et la notion de l’espace défini et de l’univers qui l’entourent et qui reste un mystère pour lui.

L’INCONNU  J’avais cinq ans, et  à cette époque le ciel avait toujours été bleu, le soleil jaune, et les bonnes chantaient du matin au soir en laissant échapper de leur seins entrouverts un parfum de vanille.
     Et puis un jour je restai seul dans la cuisine de la maison.
     C’était une vaste pièce dont tous les meubles étaient collés aux murs, agrippés, comme pour fuir l’immense espace vide où les carreaux blancs et rouges dessinaient des chemins fuyant de toutes parts. D’ordinaire, c’était mon terrain d’aventures : à quatre pattes, on pouvait courir entre les jambes des domestiques, récupérer des bouts de lard ou lécher des fonds de plats à gâteaux… Pourquoi tout le monde était-il sorti ce jour-là ? Je ne sais pas, c’est une question d’adulte, je ne l’avais pas remarqué, j’étais là, assis sur les carreaux rouge brûlé et blanc perdu.
     Chaque carreau révélait un monde ; il n’y a que pour les adultes que les carreaux constituent platement un sol ; pour un enfant, chaque carreau a sa physionomie particulière. Celui-ci, dans le relief de ses irrégularités et la variation de ses coulées, racontait l’histoire d’un dragon qui se tenait, la gueule ouverte, au fond d’une grotte ; un autre montrait une procession de pèlerins ; un autre un visage derrière une vitre tachée de boue, un autre…La cuisine était un monde immense où venaient affleurer d’autres mondes, montant d’ailleurs, par les yeux bornes des carreaux.
     Et puis soudain, j’ai appelé. Je ne sais pas pourquoi. Peut-être pour m’entendre exister, et pour voir arriver quelqu’un. J’ai appelé. Il n’y eut que le silence. (Freud semble de plus en plus frappé par ce récit.) Les carreaux devinrent plats. Ils se taisaient.
     Le fourneau s’était endormi. La cheminée, où d’habitude ronronnait toujours une casserole, semblait morte.
     Freud, le regard fixé dans le souvenir, bouge les lèvres en même temps que l’Inconnu.
L’INCONNU Et je criais.
     Et ma voix montait au premier, au second, retentissait entre les murs vides où il n’y avait nulle oreille pour l’entendre.
FREUD (continuant, comme s’il connaissait le texte). Et ma voix montait, montait… et l’écho ne m’en revenait que pour faire mieux entendre le silence.
L’INCONNU La cuisine était devenue étrangère, une juxtaposition de choses et d’objets, un sol bien propre.
FREUD Le monde et moi, nous étions séparés désormais. Alors j’ai pensé…
FREUD et L’INCONNU (L’Inconnu prononce en même temps que lui les mots sur ses lèvres.) «  Je suis Sigmund Freud, j’ai cinq ans, j’existe ; il faudra que je me souvienne de ce moment-là. 

     Dans Le Visiteur docteur Freud se trouve enfermé dans son salon avec un visiteur non invité, un inconnu, un homme fou ou un Dieu qu’il essaie de faire partir mais celui-ci s’y refuse. Nous trouvons là docteur Freud fermé dans une pièce dans une situation assez infernale pour lui, sa fille a été emportée par la Gestapo et il est désespéré et un visiteur, un malade qu’il ne veut pas soigner cette soirée peut-être la plus difficile de sa vie ou encore pire à ce moment, il se trouve en présence de Dieu.
     - l’espace scénique, c’est le lieu « physique » où jouent les acteurs et qui est délimité par l’estrade et le hors-scène, le lieu d’origine ou de destination des personnages. Il est situé dans les coulisses et peut être, comme dans le théâtre classique, le lieu des crimes qu’on ne peut représenter sur scène sans choquer les spectateurs (la règle classique de la bienséance).
     Toute action est conservée pour le hors-scène selon les règles classiques, sur la scène on ne fait que parler. Pour faire une analyse du hors-scène de ces deux pièces nous allons nous référés sur un essai de Roland Barthes, Sur Racine, qui a pour le sujet, un des plus grands auteurs classiques, mais dans lequel il introduit les catégories qui sont devenues universelles et que nous pouvons utiliser pour une analyse de l’espace chez les deux auteurs du XXe et XXIe siècle, Sartre et Schmitt.

     III. Mort, fuite et événement

     Selon Barthes l’espace tragique  est ce qui fonde la tragédie racinienne et la tragédie tient à ce que ces deux êtres soient enfermés dans un même lieu. « Le conflit tragique est un crise de l’espace. »  Nous avons déjà montré comment la tragédie provient de l’espace théâtral dans ces deux pièces, c’est-à-dire de ce manque d’espace qui retient les personnages ensembles dans l’espace tragique.
     Barthes partage l’espace théâtral racinien en trois lieux tragiques et il distingue « la Chambre », «  l’Anti-Chambre » et « l’Extérieur ».

« La Chambre – reste de l’antre mythique, c’est le lieu invisible et redoutable où la Puissance est tapie (…) La Chambre est contiguë au second lieu tragique, qui est l’Anti-Chambre, espace éternel de toutes les sujétions, puisque c’est là qu’on attend. L’Anti-Chambre (la scène proprement dite) est un milieu de transmission ; elle participe à la fois de l’intérieur et de l’extérieur, du Pouvoir et de l’Evènement, du caché et de l’étendu ; saisie entre le monde, lieu de l’action et la Chambre, lieu du silence, l’Anti-Chambre est l’espace du langage : c’est là que l’homme tragique, perdu entre la lettre et le sens des choses, parle ses raisons. (…) Entre la Chambre et l’Anti-Chambre, il y a un objet tragique qui exprime d’une façon menaçante à la fois la contiguïté et l’échange, le frôlage du chasseur et de sa proie c’est la Porte. On y veille, on y tremble ; la franchir est une tentation et une transgression (…) Le Voile (ou le Mur qui écoute) n’est pas une matière inerte destinée à cacher, il est paupière, symbole du Regard masqué. Le troisième lieu tragique est l’Extérieur. De l’Anti-Chambre, à l’Extérieur, il n’y a aucune transition ; ils sont collés l’un à l’autre d’une façon aussi immédiate que l’Anti-Chambre et la Chambre. »

     Analyser « la Porte » et « le Voile » ou » le Mur », c'est-à-dire le rideau devant lequel se cache « la Puissance » est assez intéressant dans les deux pièces sélectionnées. Dans Huis clos devant la Porte se trouve « le garçon d’étage » qui est le seul représentant du pouvoir dans cet enfer. Les personnages tremblent devant cette porte, ils y veillent, ils la contemplent pleins de doutes et de peur, ils désirent passer par cette porte, mais quand elle s’ouvre ils restent immobiles comme s’ils se sentaient protégés par cet enfer, par cet espace tragique, pareil aux personnages raciniens qui se sentaient protégés par la tragédie même.
     Dans Le Visiteur, L’Inconnu, qui peut être le Dieu même, c’est-à-dire la Puissance divine, se cache devant les rideaux quand le Nazi entre dans le salon du docteur Freud, c’est-à-dire quand il sort sur la scène. Nous avons là encore un autre moment de la tragédie racinienne que Barthes a reconnu – « un voile qui écoute » symbole du regard caché. Dans Le Visiteur c’est le Dieu incarné qui s’est caché devant ce voile matériel et qui contemple la situation qui se déroule sur la scène entre Freud et Nazi. « Le Nazi entre, presque respectueusement. Dès qu’il le voit, l’Inconnu se cache prestement dans un coin sombre du bureau. Freud a un regard sarcastique. »
     C’est une situation fort paradoxale puisqu’on a un Dieu effectivement caché devant le rideau et on a l’idée d’un « Dieu caché » que Schmitt emprunte de Pascal, qui est toujours là, qui voit tout ce qui se passe sur la terre, mais qui reste caché et il n’intervient jamais puisqu’il a fait l’homme libre.

L’INCONNU J’ai fait l’homme libre.
FREUD Libre pour le mal !
L’INCONNU (l’empêchant de passer, malgré les cris qui s’amplifient). Libre pour le bien comme pour le mal, sinon la liberté n’est rien.
FREUD Donc vous n’êtes pas responsable ?  (…) Empêchez-les ! Empêchez tout ça ! Comment voudriez-vous qu’on croie encore en vous après tout ça ! Arrêtez !
(…)
L’INCONNU Je ne peux pas. Je ne peux plus !
L’Inconnu se dégage, rassemble ses forces pour aller fermer la fenêtre. Au moins, le bruit des bottes a disparu…
Il s’appuie contre la vitre, épuisé.
FREUD Tu es tout-puissant !
L’INCONNU Faux. Le moment où j’ai fait les hommes libres, j’ai perdu la toute-puissance et l’omniscience. J’aurais pu tout contrôler et tout connaître d’avance si j’avais simplement construit des automates. 

     Après cette division générale de l’espace théâtral Barthes continue en partageant « l’Extérieur » en trois catégories, les catégories de l’action : mort, fuite et événement.
 « Les trois espaces extérieurs : mort, fuite, événement  L’Extérieur est en effet l’étendue de la non-tragédie ; il contient trois espaces : celui de la mort, celui de la fuite, celui de l’événement. La mort physique n’appartient jamais à l’espace tragique (…) Dans la tragédie, on ne meurt jamais, parce qu’on parle toujours.»

     Dans Huis clos les personnages sont déjà morts, mais dans l’espace non-tragique, dans l’extérieur. Pourtant sur la scène nous les voyons respirer, bouger, arguer. Mais dans l’espace extérieur les morts ne sont pas visibles sur la scène. L’auteur ne représente les spectacles des morts qu’à travers les récits de ses personnages. Ces morts appartiennent à l’espace extérieur. Ceux sont les morts des protagonistes de ceux qui sont morts à cause d’eux. Dans Le Visiteur les morts des victimes de Nazis sont tuées hors la scène.
     Le second espace extérieur, c’est celui de la fuite. Les personnages raciniens refusent la fuite. On retrouve le même motif chez les protagonistes de Huis clos et du Visiteur. Les trois protagonistes de Sartre parlent de l’évasion de l’enfer dans lequel ils sont enfermés pour l’éternité, mais quand finalement la porte s’ouvre personne ne sort. Ils restent là, condamnés à vivre conscients des regards des autres puisqu’il est impossible d’échapper à ces regards. Dans Le Visiteur Freud refuse obstinément de quitter Vienne et l’Autriche même si cela signifie sa fin. Il refuse de se sauver en laissant son peuple et ses proches être ramassés et tués par les Nazis. Il refuse de quitter la ville de son enfance et de sa jeunesse.

L’INCONNU On ne savoure le goût du fruit qu’après l’avoir mangé ; et vous êtes de ces hommes qui n’ont de paradis que perdu. Oui, vous regretterez Vienne… Et vous la regretterez déjà puisque, depuis un mois, vous refusez de partir. 
 
     Dans le troisième espace extérieur Barthes voit « l’événement » - ce qui se passe hors des murs de la tragédie, c’est-à-dire hors de la scène. Dans Huis clos c’est l’espace dans lequel se déroule la vie, la vie qui continue sans les protagonistes enfermé sur la scène. Dans Le Visiteur, l’action de violence et des crimes se passe aussi dans le hors-scène. « Dans la rue, la femme et l’homme ont été arrêtés. On les entend crier sous les coups. C’est insoutenable.»
 Un autre événement qui reste inaccessible au public survient à l’Extérieur et c’est l’action qui se passe à la Gestapo où Anna attend d’être interrogée. Cet événement peut aussi être associé à une autre caractéristique de l’espace théâtral, mais de différente catégorie scénique – de « la Chambre. »  Nous avons déjà mentionné que l’existence des personnages n’est pas due seulement à leur présence sur la scène mais à leurs paroles, c’est le fait qu’ils parlent qui les entretient vivants. Dans la scène qui se déroule en hors-scène, et qui appartient à la partie de l’Extérieur que Barthes nomme « l’événement »,  Anna, en attendant d’être interrogée dans le couloir de la Gestapo comprend qu’elle doit être interrogée ou elle serait ramassée ou fusillée avec autres juifs. Elle sait qu’elle doit parler de son histoire pour sauver sa vie et c’est le moment qui appartient à la Chambre, bien que le public ne puisse pas voir cet événement, il assiste à une sorte de sa transmission en direct par l’Inconnu qui semble parfaitement capable de voir ce qui se passe à la Gestapo.

L’INCONNU (très vite) Les nazis ont accouru. Elle a réussi : elle a attiré l’attention sur elle, ils vont l’interroger. Ils sont prêts à tuer des milliers d’êtres humains mais ils soigneront toujours une femme qui saigne d’une blessure bénigne. Ne te fais pas de soucis : tu as une fille intelligente, mon Freud…

     Ce lieu clos dans Huis clos (personne n'entre et personne ne peut sortir) donne à l'espace scénique sa signification exacte : un lieu où l'on ne peut que parler. Dans cette pièce les personnages bien qu’ils soient déjà morts existent dans cet espace tragique puisqu’ils ne peuvent (ou ne veulent) pas cesser de parler. Ils essaient de ne pas parler, mais cette tentative ne donne aucun résultat et c’est peut-être dû au fait que, comme le dit Barthes pour les héros tragiques, s’ils cessent de parler ils seraient inévitablement morts dans cet espace particulier de la tragédie qui ne correspond point à l’espace réel.

          IV. Conclusion

         Nous avons essayé de montrer les différentes dimensions de l’espace théâtral dans deux pièces choisies, en tenant en compte des ressemblances entre les traitements de la scène et de l’espace théâtral de deux auteurs et ainsi que des similitudes et des différences entre leurs philosophies (puisqu’il s’agit dans les deux cas d’un théâtre philosophique). Nous avons vu comment les deux auteurs utilisent un espace fermé pour obliger leurs personnages à s’exprimer. Cet espace fermé de la scène, représenté par une pièce (un salon) met en relief la complexité des autres espaces traités - intérieurs et extérieurs. A travers les récits des personnages nous avons eu l’accès à ces espaces intérieurs et intimes qui ont toujours l’air des univers entiers que Bachelard nomme « immensité intime. » Nous avons vu comment certaines règles classiques de l’espace théâtral ont survécu chez les auteurs du XXe et XXIe siècle, mais nous avons aussi analysé leur sens changé dans les nouveaux contextes. Dans ces deux pièces théâtrales nous avons essayé de présenter la grandeur et la complexité d’un monde entier que l’espace théâtral représente. Nous avons vu que l’espace théâtral n’est pas une seule catégorie, mais qu’il inclut de différentes sous-catégories et que cette multiplicité de l’espace donne beaucoup de place aux auteurs, affin d’y exprimer leurs idées. Nous avons vu que fort souvent l’espace joue un rôle actif dans la pièce, toute en obligeant les personnages de s’exprimer, de raconter leurs histoires (quand ils sont enfermés dans un lieu sans issue) d’agir et de réagir d’une certaine manière. L’espace est un des éléments les plus importants dans la création théâtrale qui propose de nombreuses idées intéressantes aux auteurs et les deux auteurs faisant objet de notre étude su parfaitement l’exploiter.

 1 Jean- Paul Sartre, Un théâtre de situations, Paris, Gallimard, 1973, p. 8.
 2  http://www.eric-emmanuel-schmitt.com/Theatre.html
 3 http://www.evene.fr/livres/actualite/interview-d-eric-emmanuel-schmitt-170.php
 4 http://www.universalis.fr/encyclopedie/espace-theatral/
 5 Jean- Paul Sartre, Huis clos suivi de Les Mouches, Paris, Gallimard, 1970, p. 13.
 6 Ibid, p.93.
 7 Jean- Paul Sartre, Huis clos suivi de Les Mouches, Paris, Gallimard, 1970, p. 86-87.
 8 Eric-Emmanuel Schmitt, Théâtre –La Nuit de Valognes, Le Visiteur, Le Bâillon, L’Ecole du diable, Paris, Albin Michel, 1999, p. 129.
 9 Ibid, p. 179.
 10 Gaston Bachelard, La poétique de l’espace, Paris, Presses Universitaires de France, 1970, p. 51.
 11 Ibid, p.168
 12 Eric-Emmanuel Schmitt, Théâtre –La Nuit de Valognes, Le Visiteur, Le Bâillon, L’Ecole du diable, Paris, Albin Michel, 1999, p. 152-154.
 13 http://www.universalis.fr/encyclopedie/espace-theatral/
 14 Roland Barthes, Sur Racine, Paris, Seuil, 1960, p. 30
 15 Roland Barthes, Œuvres complètes, t. 1, Paris, Seuil, 1993, p. 991-992.
 16 Eric-Emmanuel Schmitt, Théâtre –La Nuit de Valognes, Le Visiteur, Le Bâillon, L’Ecole du diable, Paris, Albin Michel, 1999, p. 195.
 17 Eric-Emmanuel Schmitt, Théâtre –La Nuit de Valognes, Le Visiteur, Le Bâillon, L’Ecole du diable, Paris, Albin Michel, 1999, p. 201-202.
 18 Roland Barthes, Œuvres complètes, t. 1, Paris, Seuil, 1993, p. 993.
 19 Eric-Emmanuel Schmitt, Théâtre –La Nuit de Valognes, Le Visiteur, Le Bâillon, L’Ecole du diable, Paris, Albin Michel, 1999, p.148-149.
 20 Ibid, p. 200.
 21 Ibid, p. 168-170.

                                        BIBLIOGRAPHIE


1. Gaston Bachelard, La poétique de l’espace, Paris, Presses Universitaires de France, 1970.
2. Roland Barthes, Œuvres complètes, t. 1, Paris, Seuil, 1993.
3. Jean- Paul Sartre, Huis clos suivi de Les Mouches, Paris, Gallimard, 1970.
4. Jean- Paul Sartre, Un théâtre de situations, Paris, Gallimard, 1973.
5. Eric-Emmanuel Schmitt, Théâtre –La Nuit de Valognes, Le Visiteur, Le Bâillon, L’Ecole du diable, Paris, Albin Michel, 1999.

 

                               RESOURCES ELECTRONIQUES

1. www.benmysite.lu
2. www.eric-emmanuel-schmitt.com
3. www.evene.fr
4. www.universalis.fr