Sur Éric-Emmanuel Schmitt, Diderot ou la philosophie de la séduction, Albin Michel, coll. « Idées », 1997, 330 p.
On a cherché à situer les origines du matérialisme et donc de la philosophie de Diderot dans le cartésianisme (y compris sous la forme d'un rejet de celui-ci) ; puis dans le sensualisme de Locke via Condillac. Actuellement, les enquêtes se tournent vers la production de manuscrits clandestins, avec la précarité du statut auctorial qui les accompagne. Schmitt, lui, se contente de la seconde option (qu'il avait déjà utilisée avec brio dans un article paru dans la Revue philosophique de la France et de l'étranger en 1984), son but est autre : la généalogie ne doit servir ici que de tremplin pour de nouvelles spéculations. En effet, il veut montrer qu'un humanisme non-émancipatoire, une pensée de l'humain universaliste mais orientée vers la finitude, est présente chez Diderot. Cela produit parfois une étrange dualité ou mouvement de bascule dans le livre : pour quelqu'un qui montre bien la complexité du matérialisme dynamique, la puissance du monisme radical, Schmitt semble par moments minimiser la portée de cette métaphysique — car c'en est une — pour faire de Diderot une sorte de proto-Kierkegaard avec quelques doses de Kant, un philosophe des zones d'ombre de l'humain, « philosophe du décousu », selon l'expression consacrée (à propos du décousu, de l'ordre, de la classification, voir les pages 192, 204s., 249, 251, 255). Ce fut également la lecture de Herbert Dieckmann, couronnement d'un énorme travail paléographique, et elle correspond admirablement aux besoins idéologiques d'aujourd'hui. Eric-Emmanuel Schmitt ne fait pas de l'essayisme du type Diderot ou le matérialisme enchanté, il met bien en valeur la dimension proprement matérielle du vivant, avec un bel éclaircissement sur le polype de Trembley et sa reprise philosophique, de La Mettrie à Diderot: «De phénomène, le polype est devenu paradigme» (p. 231 ; sur le polype, voir les pp. 230-234). Ainsi, employant la seconde option généalogique, Schmitt décrit l'origine de la critique de la métaphysique chez Diderot comme étant sensualiste. Elle commence par s'éloigner de l'idée de substance chez Locke, Berkeley, et Condillac (p. 51), tout en évitant le scepticisme qui peut en découler (p. 141) ; l'empirisme sensualiste produit, toujours chez Diderot, « les solutions aux problèmes les plus importants de toute philosophie » (p. 57 ; cf. p. 72), tel le problème de Molyneux. C'est en effet vrai des deux Lettres — les autres textes allant plus loin que l'expérience sensorielle proprement dite (puisque V Interprétation de la nature étend le champ de recherches aux phénomènes naturels dans leur intégralité, et le Rêve de d'Alembert crée une " science-fiction ", pour reprendre l'expression de Aram Vartanian ; une vaste cosmogonie, un récit initiatique du transformisme, ou de l'organisme considéré comme " lieu " du transformisme). Mais dans la volonté totalisante de l'empirisme — tout est expérience, tout est l'expérience du sujet, solipsisme bien analysé par Schmitt — il y a un appauvrissement de la philosophie, et s'il y a une accusation qu'on ne peut pas porter sur l'œuvre de Diderot, c'est qu'elle est un tel apauvris sèment. Le monde tel qu'il est décrit dans cette œuvre ne se limite pas au monde des sens. Schmitt choisit le sensualisme comme tendance principale chez Diderot, et qu'on lui donne entièrement raison ou non, le thème est intéressant et peu traité. L'exposition de la symétrie inverse, cachée, entre Berkeley et Diderot (« identité dialectique du matérialisme diderotien et du spiritualisme berkeleyen », p. 147)